Interview / Reportage

Rencontre avec Laetitia Ajanohun

Laetitia Ajanohun est autrice, comédienne et metteuse en scène, belgo-béninoise. Artiste en résidence dans le quartier de Nétreville, elle est actuellement en résidence de création au théâtre Legendre sur le projet "Il y a assurément de l'indicible" : une pièce inspirée du fait divers de l'infanticide commis par Fabienne Kabou sur la plage de Berck-sur-mer.

 

Bonjour Laetitia, peux-tu te présenter ? Quel est ton parcours ?

Je suis autrice, comédienne et metteuse en scène. Je suis née en Belgique, je suis belgo-béninoise. J’ai fait une école de théâtre : l’Institut des arts de diffusion. J’ai beaucoup exercé en Belgique et sur le continent africain, essentiellement en Afrique de l’Ouest, au Burkina Faso (Festival Les Récréatrales), au Sénégal, en Côte d’Ivoire (Femmes en scène à Grand Bassam). Ensuite, j’ai rencontré des artistes qui venaient plutôt de l’Afrique Centrale, j’ai été invitée au Festival Mantsina sur scène – Rencontre Internationale de théâtre de Brazzaville et ça fait une dizaine d’années que je me rends également au Festival Ça se passe à Kin, au Congo Kinshasa. J’ai également travaillé avec Dieudonné Niangouna sur la pièce Shéda, jouée au Festival d’Avignon, en 2013.

Le titre de cette nouvelle est une citation de Ludwig Wittgenstein « Il y a assurément de l’indicible. Il se montre c’est mystique ». Pourquoi ce titre ? Quel est le projet, il est inspiré d’un fait divers, raconte-nous…

Cette citation faisait écho à un fait divers qui s’est passé à Berck-sur-mer. C’est l’histoire d’une femme d’origine sénégalaise qui s’appelle Fabienne Kabou. Elle a déposé son enfant sur la plage de Berck, une nuit. Elle a donc commis un infanticide. J’avais écouté deux podcasts sur France Culture qui racontaient cette histoire et qui interviewaient également des artistes dont Alice Diop. Cette histoire et le personnage de cette femme m’avaient énormément intriguée. Je me suis intéressée au témoignage de cette femme qui pensait être possédée, d’une certaine façon. Elle dit qu’elle n’a pas agi seule, qu’on l’a fait agir, et donc qu’elle n’a pas commis cet acte. Je trouvais intéressant de comprendre le parcours de cette femme et comment pouvaient être entendues toute cette mystique et toutes ces croyances par une justice hermétique à ces explications irrationnelles. Ça m’intéressait de voir comment on la regardait et la considérait, comment les journalistes la définissaient. J’ai lu beaucoup d’articles pour voir comment on la nommait : « femme », « noire », « sorcière », « manipulatrice », « arrogante », « froide ». On projetait sur elle énormément de clichés. Parce qu’elle était noire, très belle et dotée d’une grande intelligence, elle ne pouvait pas être malade ni folle, alors que, lors du jugement, il a été prouvé par des experts psychiatres qu’elle était psychotique.

Dans mon travail, pour évoquer cette histoire, il n’y a pas de comédienne qui incarne ce rôle. Elle est tellement complexe que cela aurait été trop difficile de la représenter.

L’idée, c’était vraiment de partir du regard d’un enfant et d’adolescent·es et d’une famille installée à Berck. C’est une famille sans mère, avec un père qui parle très peu. C’est la perception des enfants et des adolescent·es qui racontent le crime de Fabienne Kabou. Ils sont traversés par des questionnements, des peurs, des caricatures qui leur révèlent cette maman qui n’est pas là. Pourquoi ce crime est-il si ignoble pour la société ? Qu’est-ce que la société attend d’une mère ?

Fabienne Kabou prétend avoir fait une thèse sur Wittgenstein, c'est une drôle de coïncidence.

Cette semaine, tu entres en résidence théâtrale avec la Cie du Risque que tu as fondée avec Hélène Capelle, sur le projet « Il y a assurément de l’indicible » au Tangram avec toute ton équipe artistique, depuis quand n’es-tu pas venue à Evreux, peux-tu nous présenter ton équipe sur ce projet ?

Avec Julie Peghini, réalisatrice et anthropologue, et Odile Vansteewinckel, autrice et psychanalyste, nous étions venues en décembre 2020 pour mener un travail dramaturgique. Nous étions accompagnées par Aurélien Arnaux, guitariste et compositeur, et par Joseph Baudet, saxophoniste et rappeur ébroïcien. Depuis lundi, il y a les comédiennes pour cette deuxième étape de travail : Coline Fouquet et Hélène Capelle. À la fin de cette semaine, l’objectif est de pouvoir faire une lecture musicale.

Nous en sommes au tout début. Nous avons la chance d’être accompagné.es par le Tangram, qui est producteur. Nous devons encore travailler sur l’aspect vidéo lors d’une troisième résidence. Nous reviendrons en septembre avec cette lecture musicale pour les Journées du Matrimoine, au théâtre Legendre.

Je rebondis sur le nom de Joseph Baudet, avec lequel tu mènes également un projet pédagogique dans le quartier de Nétreville autour des Légendes Urbaines, explique-nous.

Quand Valérie Baran m’a proposé d’être autrice en résidence au Tangram, mais aussi dans le quartier de Nétreville, j’ai eu envie de construire une fiction autour de la réalité et des lieux de ce quartier.

J’ai mené des ateliers dans trois écoles primaires et dans un collège. Je vais également donner un atelier dans un centre d’hébergement de Nétreville.

C’est un quartier qui brasse une certaine violence, et donc les histoires ne sont pas forcément « jolies ». Elles font écho aux contes avec des pommes empoisonnées, elles racontent des peurs. C’est ce que l’on retrouve dans les récits qui ont été construits. Les adultes ne sont pas toujours prêt·es à entendre cette violence de la bouche des enfants. Ça fait lien dans ce que j’ai écrit aussi dans Il y a assurément de l’indicible : les enfants révèlent la violence du monde sans filtres. Pour moi, c’est hyper important de ne pas stigmatiser ces paroles. L’écriture provoque certaines choses. Les ateliers d’écriture et de jeux, au sein de l’école, doivent être nécessaires car ils créent de la liberté. Je ne suis pas enseignante, j’essaie d’ouvrir une porte qui est autre que celle de l’école où l’enfant peut se confronter à son réel et son imaginaire avec des mots parfois interdits à l’école. Les mots sont une forme d’exutoire.

On espère pouvoir faire une restitution au mois de juin dans les rues de Nétreville.

Tu es avec Pier Lamandé, également dans le projet de Nétreville, une "artiste en résidence" au Tangram. Quelles sont les missions ? Qu’est-ce que cela implique ? Pourquoi avoir accepté l’aventure ? Pourquoi ce territoire t’intéresse ?

Je ne connaissais pas ce territoire. J’ai été très alléchée par la découverte de cet endroit car il est disparate, complexe. Dans certains quartiers, les gens ne se rencontrent pas. C’est intéressant d’ouvrir le Tangram en dehors de ces lieux du centre-ville, pour qu’il y ait de l’art qui vienne jusqu’à ces populations, à Nétreville. La rencontre et la communication qui sont à construire pour faire lien m’ont intéressée. C’est la même démarche que j’ai menée en Afrique : comment drainer le public et susciter l’intérêt pour le théâtre ?

Quelles sont tes actualités ?

J’ai écrit Furieuse, un texte pour La Louve Aimantée, une Compagnie parisienne. Le spectacle devrait jouer en juillet, avec un public !

Je pars à Kinshasa au mois de juin, après la représentation de Légendes Urbaines à Nétreville. Je vais travailler avec une équipe de Lubumbashi et le musicien Aurélien Arnoux sur Jazz de Koffi Kwahulé (Côte d'Ivoire) que j’ai mis en scène. On va présenter la pièce dans différentes villes, à Goma, à Bukavu, Kinshasa et à Bruxelles, au Théâtre Océan Nord.

Découvrez le podcast de Laetitia Ajanohun (interview Claire Nini, montage Juliette Huguet)

 


Publié le 21 avril 2021

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